Le solveur
I
La chaussée était remplie d’automobiles. A l’arc-en-ciel des carrosseries se mêlait la douloureuse mélodie des klaxons. Certains plus aigus ou plus graves que d’autres, tous aussi agréables. Le trafic était interrompu. On aménageait un appartement au septième étage d’un immeuble au moyen d’une grue. Cette dernière empêchait la circulation des véhicules.
La situation était figée, depuis près de huit heures, le débit du véhicule était nul. La file de véhicules arrêtés s’entendait alors sur une vingtaine de kilomètres. Alors qu’un homme rentrait chez lui, il rencontra cette grue et ces professionnels de la manutention. Il interpella ces hommes : « Quelle est la cause de cette conséquence ? ». On lui répondit qu’un meuble récalcitrant ne souhaitait pas passer par la fenêtre.
Face à cette situation critique, en moins de cinq secondes, ce passant trouva une solution :
« Possédez-vous une tronçonneuse ?
– Naturellement, tout professionnel possède des équipements professionnels », répondit le chef des déménageurs.
Cinq minutes plus tard, le meuble était tronçonné en deux.
Dix minutes plus tard, les deux mimeubles avaient rejoint leur nouvelle résidence et le flux de véhicule reprit son mouvement.
Face à un si brillant travail, le chef manutentionnaire s’exclama : « Quel illustre travail ! Comment vous remercier ? ». Le passant lui tendit en réponse sa carte de visite, on pouvait y lire « D. – Solveur de problème ».
II
Il était sept heures cinquante-deux, une dizaine de personnes se tenait devant la porte d’un immeuble. A la droite de celle-ci, on pouvait lire « D. – Solveur de problème » en or sur une plaque de marbre noir, sûrement achetée chez le marbrier du cimetière. Notre homme arrivait, il fit entrer ces personnes patientant sur la voie publique dans la salle d’attente. Chacun venait afin d’obtenir une solution aux divers obstacles ponctuant leur quotidien. Ainsi, la première rencontre de cette journée concernait un homme désirant résoudre un problème de voisinage : « Voilà trois mois que mes voisins m’empêchent de dormir chaque nuit en écoutant de la musique. ». La solution était immédiatement trouvée : « Déménagez ! ». Cette proposition de solution semblait convenir à cet homme qui remercia le solveur avec quelques billets avant d’accourir à la recherche d’un nouveau logement.
Chaque jour, D. faisait le bonheur de ses visiteurs :
« J’ai perdu mon chat !
– Retrouvez le !
« Je suis malade
– Faites-vous soigner ! »
Voilà maintenant sept mois qu’il était installé dans cet immeuble. Il recevait en général une trentaine de visiteurs par jour. Il les appelait « visiteurs ». Il ne savait pas vraiment comment les appeler. Il ne les considérait pas comme des patients, car il n’était pas médecin et ses visiteurs n’étaient pas forcément malades. Ce n’était pas non plus des clients : son objectif n’était pas de gagner de l’argent. Après avoir payé son loyer, il ne se versait qu’un modeste salaire pour un homme de ce niveau de génie. Son objectif était autre : il s’était donné pour mission d’aider.
III
Il accueillait une jeune femme, très jolie, les yeux noyés de larmes. Après quelques minutes, elle parvint à parler : « Mon père est mort … il y a trois ans … un jeudi … Mon père est mort il y a trois ans un jeudi et chaque jeudi depuis je ne peux que pleurer. ». Face à cette situation étonnante et a priori plus délicate à traiter que ses affaires habituelle, D. commença par la questionner :
« Vous pleurez donc chaque jeudi entre 0h00 jusqu’à 23h59 ?
– Oui, confirma-t ‘elle
– Ne vous déshydratez-vous pas ?
– Il me faut beaucoup boire les jeudis effectivement, dit-elle entre deux sanglots. »
Le solveur prit son carnet et griffonna quelques secondes, puis s’exclama :
« D’après mes calculs, vos larmes auraient pu remplir depuis trois ans, un quart d’une piscine olympique ! ».
Il sortit alors de son cabinet et revint avec un verre d’eau à la main afin d’éviter tout phénomène de déshydratation qui aurait pu troubler le fonctionnement interne de ce corps. Il jugeait la situation critique et il n’avait pas encore trouvé de solution. Il lui proposa donc de rester sous sa surveillance tout au long de sa journée de travail.
Il traita, tout le reste de cette journée, des cas plus habituels. Il tachait entre deux visiteurs de ramener un litre d’eau à la jeune femme pleurant toujours qui s’appelait Angèle.
Quand la dernière consultation prit fin, Angèle qui l’avait vu œuvrer toute la journée s’adressa à lui :
« Quel travail admirable !
– Merci. Quant à votre cas, je vous propose de repasser la semaine prochaine, je vous aurai trouvé une solution.
– Je viendrai. Au revoir »
IV
Cette affaire allait lui demander beaucoup de temps. La semaine suivante, il restait chaque soir trois heures de plus qu’à son habitude dans son bureau. Il prenait son mal en patience car ce cas l’intéressait au plus haut point. Il feuilletait les livres de sa bibliothèque, qui couvrait le mur derrière son bureau, à la recherche d’une solution.
Il n’était pas seul, il possédait un salopard de compagnie, une espèce de félin exotique qu’il avait domestiqué. Après avoir lâché quelques souris dans son bureau, le salopard se mit à leur poursuite. Dans sa course, un coup de queue fit tomber un livre. C’était un livre qui lui restait de l’époque où il étudiait. D. le feuilleta et la solution lui vint.
V
Le jeudi suivant, Angèle était revenue. A l’état de ses vêtements trempés, on aurait pu croire qu’il avait plu si le ciel n’avait pas été d’un bleu estival. Elle pleurait toujours autant. En l’accueillant dans son bureau, D. lui annonça qu’il avait trouvé la solution. Un sourire s’esquissa quelques secondes sur ses joues mouillées. Ils s’assirent chacun d’un côté du bureau. Il posa un livre sur lequel on pouvait lire « Anatomie humaine » et se rendit à une page qu’il avait cornée. Il lui expliqua :
« Vous voyez ici, ce sont des glandes lacrymoniales. C’est ici que les larmes sont produites. Ma solution est donc simple : Plus de glandes, plus de larmes ! Je vous ai pris rendez-vous avec un chirurgien que je connais bien pour cette après-midi. Je vous accompagnerai. ».
Même si l’idée de fermer une demi-journée son cabinet l’effrayait. En effet, qu’adviendra-t ’il de tous ses visiteurs sans solutions à leur problème ? Mais ce dossier était particulier : il lui avait demandé beaucoup de recherche et la rencontre fortuite avec ce livre. Il se devait donc de voir l’issue de ce cas.
Vers quatorze heures, ils prirent la direction de la clinique à pied. Elle laissait des larmes sur son trajet, à la manière du Petit Poucet. Si l’opération rate et qu’elle perd la vue, elle pourra toujours revenir à mon cabinet en tâtant les larmes au sol, s’était dit D.. Il lui paraissait préférable de ne pas évoquer cette idée à la jeune femme pour lui éviter la peur avant cette intervention.
L’ablation des glandes lacrymoniales s’était parfaitement bien déroulée. A dix-sept heures, Angèle sortait de l’hôpital avec des joues particulièrement sèches pour un jeudi.
VI
Très fier, les quelques semaines qui suivaient, il ne pensait plus qu’à sa glorieuse réussite. Il avait pour projet l’écriture d’un carnet pour répertorier ce cas ainsi que ses prochains grands dossiers. Sur son temps libre, il enchaînait les brouillons afin d’assurer l’exhaustivité de ses notes concernant la démarche intellectuelle de résolution du problème survenu à Angèle. Après près d’une dizaine d’essais, l’exhaustivité manquait toujours. Au vingtième brouillon, D. se résigna. Le dossier n’était pas exhaustif, il n’avait pas consigné la couleur des chaussettes d’Angèle lors de leur première rencontre par exemple. Le dossier lui semblait cependant suffisamment documenté et il entreprit la recopie de ses notes avec sa plus belle plume.
Il était prêt à rencontrer un nouveau visiteur avec un problème majeur à résoudre.
Voilà quatre jeudis qu’Angèle ne pleurait plus, soit un mois selon le calendrier conventionnel.
Il recevait comme d’habitude ses visiteurs. Il invita un homme à entrer dans son cabinet en le questionnant :
« Comment allez-vous ?
– Bien. Merci. Et vous ?
– Bien. Merci. Nous voilà un point commun ! »
Leur point commun n’était évidemment pas le fait qu’ils allaient bien comme l’eut peut-être cru cet homme. Leur point commun était simplement de prétendre aller bien.
« Qu’est-ce qui vous amène ici ?
– Je déménage et mon buffet est trop grand pour les ouvrants de mon nouveau logement.
– Coupez-le ! »
Ce cas ressemblait furieusement à celui qu’il avait traité, il y a quelques mois avec cette grue entravant la circulation plusieurs heures. Car il était là pour aider, et qu’il ne pouvait qu’aider un nombre fini de personne par jour. Il eut l’idée de mettre en place un automate afin d’apporter des solutions simples à des problèmes analogues déjà résolus.
Il entreprit donc la consignation dans des carnets de chaque cas qu’il avait traité et en imagina d’autres. Avant la mise en place de cette machine sophistiquée, il embaucha trois employés qui recevaient les visiteurs, cherchaient dans les pages des carnets si le problème n’avait pas déjà été traité. S’ils ne trouvaient pas de solutions préétablies, ils invitaient les visiteurs à rencontrer D..
VII
Un vendredi, alors que neuf jeudis s’étaient désormais écoulés depuis l’intervention d’Angèle, celle-ci revenait voir D.. Ce dernier fut surpris, il s’était d’abord dit que peut-être elle avait perdu sa mère et qu’elle pleurait, maintenant, un autre jour de la semaine. Mais c’était absurde, elle ne pouvait plus pleurer. Il l’interrogea donc pour comprendre sa venue :
« Qu’est-ce qui me vaut votre visite ? »
Elle lui expliqua que, malgré l’absence de larmes sur ses joues, son problème n’était point résolu. En effet, chaque jeudi, Angèle était toujours paralysée par la mort de son père et ne pouvait penser à autre chose. Le problème était finalement d’une technicité encore supérieure. Angèle menait une vie heureuse douze jours sur quatorze mais elle expliquait qu’elle n’avait pas le goût de la vie, ne pouvait pas vivre trois jours sur vingt-et-un sachant son père décédé.
Si elle ne pouvait pas vivre, il ne fallait donc pas qu’elle vive :
« Il faut vous suicidez ! », lança donc D..
Mais cherchant toujours le bonheur de ses visiteurs, D. ajouta :
« Mais soyez patiente ! Sachant que vous êtes heureuse en ces jours, profitez de votre vie et ne vous suicidez que jeudi prochain. ».
VIII
Les jours passaient et le nombre de visiteurs satisfaits ne faisait que croître. L’automate serait bientôt prêt et plus de personnes encore pourront obtenir des solutions à leurs problèmes.
IX
La semaine suivante, celle, qui devait s’être suicidée, se présenta au cabinet et se dirigea non sans difficultés vers le bureau.
« Mais que faites donc vous encore ici ? », demanda le solveur à cette femme qui commençait à le faire douter de son expertise en génie de la résolution.
L’ablation de ses glandes avait eu pour conséquence l’absence d’humidification de ses yeux et une perte progressive de sa vue. Ainsi, voulant acquérir une arme à feu afin de mettre en œuvre les prescriptions du professionnel, elle avait acheté un jouet pour enfant qui n’avait pour seul projectile de l’eau. Au moment de passer à l’acte, seul de l’eau s’était déversée sur le visage d’Angèle.
« Cela vous a au moins permis d’humidifier vos yeux », relativisa D. avant de l’inviter à attendre un appel de sa part dans les prochains jours car son cas demandait beaucoup de réflexion.
X
Les visiteurs passaient et le spécialiste ne cessait de noircir du papier à la recherche d’une solution. Le problème était le suivant : Angèle devait mourir, mais elle était dans l’impossibilité de se suicider. La solution nécessitait donc un tiers qui ôterait la vie à la jeune femme. C’est ainsi que D. laissa comme conclusion de ses notes : « Quelqu’un doit tuer Angèle. ».
Le professionnel n’avait jamais tué, mais il devait résoudre le problème et il lui semblait que c’était de son devoir et de sa responsabilité de solveur que de mettre fin aux jours de cette femme.
Il sortit de son bureau et se dirigea vers la salle contenant l’automate. Il marchait, prenant garde de ne pas trébucher sur un fil au sol. La déconnexion d’un câble aurait pu arrêter le processus et ainsi laisser de nombreuses personnes sans solutions pendant de longues minutes, ce qui aurait été une faute professionnelle grave. Au fond de la pièce, il trouva le téléphone et appela Angèle pour fixer un rendez-vous le lendemain.
Le lendemain, il lui présenta son projet et elle acquiesça.
XI
Le mercredi suivant, vers 23h50, dix minutes avant l’arrivée de sa mélancolie hebdomadaire, ils s’étaient mis d’accord de passer à l’acte. Angèle s’était allongée dans son lit. Il prit un coussin. Il le posa sur son visage sur lequel aucune larme n’avait plus coulé depuis plusieurs semaines. Il appuya. Il attendait. Il enleva l’oreiller : elle était morte.
D. fut perturbé au moment de quitter le domicile de la jeune femme. Il devait fermer la porte à clefs pour éviter un cambriolage mais c’était une faute professionnelle de conserver un objet personnel d’un de ses visiteurs. En tant que solveur de problème, il trouva une solution. Il ferma la porte. Il sortit dans la rue puis lança les clés chez Angèle par la fenêtre qu’il avait précédemment ouverte.
De retour à son bureau, il finit de rédiger son dossier qui l’avait tenu éveillé de nombreuses heures. La dernière phrase était : « J’ai tué Angèle. ». Il déposa ensuite le dossier dans la salle des archives.
XII
Quelques semaines plus tard, un homme se présenta au cabinet de D.. L’automate, ayant appris des cas précédemment traités, lui avait indiqué de se faire tuer par D..
Le professionnel se rendit au domicile de cet homme. Il invita l’homme à s’allonger dans son lit. Il prit un coussin. Il le posa sur son visage. Il appuya. Il attendait. Il enleva l’oreiller : il était mort.
Baptiste DUROX