Le dernier fils

Nouvelle écrite pour les ICAres 2022, mais non-présenté au concours

« Tout le monde dans mon bureau ! »

Depuis plusieurs minutes déjà, Madame Grandet faisait retentir la petite sonnette et scandait cette phrase. Nous étions tous réunis : M. Charles l’un des deux fils jumeaux de Madame, sa femme Clarisse, Mme Jeanne la femme de M. Pierre, Marthe la jeune cuisinière, et moi. Pourtant, les yeux fous, le coin des lèvres agité de soubresauts quand elle s’arrêtait pour respirer, la vieille maîtresse de maison continuait de s’égosiller, invitant un mystérieux inconnu à nous rejoindre. La situation devenant gênante, je m’apprêtais à intervenir quand M. Charles, le visage blême et les poings serrés, sortit de la pièce d’un pas chancelant. Il revint quelques minutes plus tard, accompagné d’un homme. Une atmosphère glacée s’abattit alors sur la pièce. Car l’inconnu n’était autre que M. Pierre, le jumeau de M. Charles, soi-disant parti le jour même pour l’Angleterre.

« Pierre ! Mais que fais-tu ici ? s’écria Mme Jeanne. C’est impossible je t’ai vu embarquer sur le bateau. Je ne…

-Ce n’est pas Pierre, la coupa sèchement M. Charles.

-Mais qui est-il alors ? Que signifie cette mascarade ?! s’exclama Mme Grandet.

-Comment mère, vous ne me reconnaissez pas ? dit alors l’étranger d’une voix faussement indignée. Je suis assez déçu, mais pas très surpris. Laissez-moi vous apprendre ce que personne n’aura jugé bon de vous dire : Il y a presque trente-cinq ans, Mme Eugénie Grandet donnait naissance, non pas à des jumeaux mais à des triplets ! Pierre, Charles et Emile Grandet, les trois héritiers de la fortune Grandet.

-Nicolas… » m’interpella Madame Grandet dans un murmure.

En ma qualité de majordome, je me précipitai et l’aidai à s’asseoir. Ses mains étaient moites et sa respiration, saccadée. Intrigué par ce troisième fils autoproclamé qui mettait Madame dans un tel état, j’observai le nouveau venu : tout comme ses frères, il était de haute stature et avait des yeux très bleus, mais quelque chose dans son port de tête, dans sa posture, lui donnait une certaine dignité que les autres ne possédaient pas. Sa voix profonde attirait l’attention, et ses gestes mesurés traduisaient une certaine aisance en public. Le lien de parenté était évident, mais la différence d’éducation l’était tout autant.

« Mais, Madame, sauf votre respect, pourquoi nous avoir caché ce garçon ? demanda Marthe de son air benêt habituel.

-Mais oui, mère, dîtes-leur donc pourquoi vous leur avez caché mon existence. Vous devez avoir une bonne raison, n’est-ce pas ? » ironisa M. Emile, un rictus cynique sur le visage.

Interdite, Mme Grandet ne réagit pas. Seules ses lèvres pincées et les tremblements qui agitaient ses mains trahissaient son malaise.

« Puisque vous ne semblez pas décidée à répondre, peut-être accepterez-vous de me laisser expliquer ce petit secret dont vous n’avez apparemment parlé à personne ? Bien, pour commencer, replaçons les évènements dans leur contexte : 1896, M. Philippe Grandet et sa jeune femme laissent un de leurs trois enfants à l’orphelinat de la ville voisine, ne voulant pas s’embarrasser d’un troisième prétendant à l’héritage. Jusque-là, rien d’anormal, me direz-vous. Mais sachez que M. Grandet avait une maîtresse, qu’il retrouvait chaque soir dans la maison abandonnée au bout de la rue du père Goriot. Elle était jeune, belle, et ambitieuse – ne le sont-elles pas toutes ? – mais manquait cruellement d’argent. Aussi les deux amants mirent en place un plan diabolique. Un soir, Mlle de Cadignan – c’était son nom – s’introduisit dans la demeure familiale, avec l’aide de son complice…

-Non je… c’était son idée ! S’écria Madame. Puis, balbutiant d’une voix chevrotante : J’y étais opposée ! Jamais je n’aurais… Il m’a… Oh, que cela me poursuive après tant d’années !

-Alors vous avouez ! Mais reconnaissez-vous aussi ce qu’il s’est passé ensuite ? Ou oserez-vous le nier ! »

Et Madame s’affaissa, des larmes silencieuses roulant le long de ses joues, comme si le poids de son secret cherchait à l’attirer plus bas que terre. Voir cette femme, d’ordinaire si forte et si autoritaire, s’effondrer comme une fillette me procura un réel plaisir, une sorte de fierté malsaine. Moi, le majordome, je me sentais plus fort, plus digne qu’avant. Et ce sentiment fut renforcé par les regards d’incompréhension que tous lançaient à celle qu’ils respectaient. Mais moi, j’avais déjà compris. Insensible aux pleurs de sa « mère », M. Emile s’agitait, changeait d’appuis nerveusement tel un fauve prêt à bondir sur sa proie. Il continua sa narration d’un ton qu’il s’efforçait de garder détaché, mais qui trahissait une colère contenue à grand peine.

« Je disais donc, que Mlle de Cadignan, que vous connaissez aujourd’hui sous le nom de Mme Grandet, -vous l’aurez compris- s’est introduite dans ce manoir, qu’elle et son amant sont montés au premier étage, et…

-Nous l’avons tuée…, gémit la doyenne, des larmes roulant sur ses joues poudrées. Nous avons profité de la nuit pour partir sans laisser d’autre trace qu’une note expliquant que Philippe et sa famille avaient dû partir en toute urgence pour une affaire familiale, et nous avons refait notre vie ici, en me présentant comme sa femme, Mme Eugénie Grandet. Il a succombé quelques années plus tard…

-Oui… vous l’avez tuée, répéta ce troisième fils comme s’il n’avait pas entendu la suite du discours de Madame. Vous l’avez tuée et c’est pour cela que je m’apprête à faire de même ! »

M. Emile sortit de la poche de son manteau un long couteau et s’élança vers Madame. Personne ne comprit exactement ce qui se passa. Mme Jeanne rattrapa Mme Clarisse qui se sentit mal, Marthe poussa un Oh oooh ! strident, en un bref instant, M. Emile se retrouva désarmé. M. Charles avait pris le couteau des mains de son frère. D’un pas mal assuré, il s’avança vers la fenêtre et le jeta dans le jardin. Le regard empreint d’incompréhension, l’agresseur explosa :

« Pourquoi as-tu fait cela ? Elle a tué ta propre mère, elle vous a dupés, s’est moquée de vous, et tu m’as empêché de rendre justice !

-Ce n’est pas à toi de rendre justice, et surtout pas de cette façon ! répondit M. Charles d’un ton dur.

-Tu la défends… Tu la préfères à ta propre mère !

-Cela n’a rien à voir. Penses-tu aux conséquences de cette découverte et de ce plan que tu avais élaboré ? Ne vois-tu pas tout ce que tu as à gagner dans cette situation ? Une riche parenté, un secret à marchander contre une part de la fortune familiale, quand dans ta misérable vie d’orphelin as-tu possédé plus que cela ?

M. Charles marqua une pose, puis reprit la parole.

-Tandis que si tu venges cette mère qui t’a, après tout, sciemment abandonné, le secret quittera l’enceinte de ces murs, se répandra dans la ville, dans le pays, et notre avenir est ruiné. Sans notre noble affiliation nous ne sommes rien, et tu n’es rien non plus.

-Charles, je vous ai toujours considérés comme mes propres enfants tu sais… J’ai tellement honte ! »

Tandis que Madame s’accablait de reproches devant ses deux fils impassibles, M. Emile semblait reconsidérer sa position. M. Charles et lui échangèrent quelques paroles à voix très basse, que je ne pu entendre, et se serrèrent la main. S’ensuivit alors un geste des plus inattendus : Madame ouvrit les bras à ce troisième fils, qui se laissa enlacer, sans toutefois répondre à l’étreinte maternelle, de l’animosité toujours présente dans le regard.

Il fut ensuite établi que M. Emile habiterait dans le manoir. Persistait une certaine gêne que nous nous efforcions d’ignorer. Mme Jeanne et Mme Clarisse retournèrent dans leurs appartements afin de mettre des tenues plus adaptées aux circonstances et de rassurer les enfants, Marthe prépara un dîner improvisé tandis que M. Charles, M. Emile, Madame et moi restions dans le bureau. J’eus alors une idée.

« Madame, me permettrez-vous d’aller ramasser ce couteau lancé dans le jardin ? Il serait regrettable qu’il tombât entre de mauvaises mains.

-Oui bien sûr, comment ai-je pu oublier cela ? Répondit-elle d’un air absent, encore sous le choc des évènements.

Je marchai donc vers le jardin en laissant dériver mes pensées. Nous avions frôlé la catastrophe. Sans M. Charles, Madame ne serait plus, et le fruit de mes douze années de travail dans cette maison aurait été réduit à néant. J’étais devenu omniprésent, m’étais immiscé si profondément dans les affaires de Madame, j’étais si près du but. Mais tout allait finalement pour le mieux. Comme l’avait si bien dit notre bonne Marthe dans la soirée : « Tout est terminé. » 

Mais après tout, qu’en savait cette petite sotte, tout n’était peut-être pas fini ? Il restait toujours un père indigne, une mère usurpatrice, une idée, un couteau…

Arrivé dans le jardin, je balayai les alentours du regard, cherchant l’arme de ce crime non-abouti. Remarquant un éclat dans l’herbe, je me baissai.

Non, tout n’était pas fini. Un manche, une lame, un majordome…

Du bout des doigts, je testai le tranchant de l’acier.

Une goutte.

Le sang d’un quatrième fils.


DramaLama

Bonus : arriverez-vous à trouver les trois titres d’Honoré de Balzac qui se sont glissés dans cette nouvelle ?

Noé Crivain

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