La patiente
I
Un bloc-note et un crayon de bois à la main, Laure faisait les cent pas dans son bureau exigu. Elle allongeait tant les jambes qu’à peine après avoir fait un pas, parfois c’était deux, le mur l’obligeait à pivoter sur ses talons et rebrousser chemin. Ces brefs allers-retours pouvaient durer longtemps, et de loin, elle ressemblait à un chien cherchant à se mordre la queue.
Cela faisait bientôt une heure que Laure essayer tant bien que mal de préparer une interview qui devait avoir lieu le lendemain. On avait jugé suffisant de la prévenir seulement quelques heures plus tôt qu’elle allait recevoir le ministre de l’intérieur. Supportant mal la pression, elle avait griffonné plusieurs feuilles ayant fini froissées dans la poubelle, avant d’inscrire deux ou trois questions sur son bloc-note.
Laure eut une idée. Une superbe idée. Mais lorsqu’elle s’apprêta à la rédiger, elle appuya trop fort l’un de ses traits, et la mine du crayon cassa.
Peu après, une sonnerie provenant de son bureau retentit. Elle posa son bloc-note sur l’une des piles de papiers qui n’en finissaient pas de s’y accumuler, et chercha son téléphone parmi tous ces documents. Puis, quand elle l’eut retrouvé, l’écran lui indiqua qu’il était déjà seize heures passées, et qu’elle avait fini sa journée de travail. Elle tacha alors de rassembler ses affaires dispersées aux quatre coins de la pièce pour partir au plus vite. Ce n’était pas pour faire des heures supplémentaires qu’elle avait demandé à terminer plus tôt aujourd’hui !
Son ordinateur portable rangé, ses lunettes restées sur une étagère remise sur son nez, et son sac à main en cuir violet posé au pied du bureau récupéré, elle reprenait sa veste accrochée derrière la porte lorsqu’elle celle-ci s’ouvrit.
C’était la rédactrice en cheffe qui venait déposer un dossier à Laure. Cette dernière était adossée contre le mur, légèrement recroquevillée sur elle même, si bien que la rédactrice la chercha un moment des yeux avant de la trouver.
– Tu pars déjà ? s’offusqua t-elle, voyant que Laure tenait sa veste dans la main.
Laure voulut se justifier mais la rédactrice en cheffe reprit aussitôt la parole.
– Il faudrait que tu reprennes ceci au plus vite.
Elle voulut ensuite poser la chemise qu’elle était venue apporter, mais l’amas de papiers la fit hausser les sourcils d’un air méprisant que Laure ne put apercevoir. La rédactrice se décida finalement à laisser la chemise sur la pile la plus haute, que son geste brusque fit s’écrouler. De nombreux documents virevoltèrent autour du bureau.
Laure profita du désordre crée par sa supérieure pour s’éclipser hors de son bureau. Lorsque cette dernière remarqua que la jeune femme était partie, elle poussa un énième soupir exaspéré.
Au bout du couloir, Laure croyait pouvoir accélérer l’arrivée de l’ascenseur en appuyant infatigablement sur tous les boutons. Ayant horreur d’attendre, elle profita de la lenteur de l’appareil pour remettre sa veste sur ses épaules.
Arrivée en bas, elle traversa le hall de l’immeuble dans lequel elle travaillait. Dehors, il se mit à pleuvoir. Laure pesta contre elle-même de n’avoir pas pensé à emporter un parapluie avec elle. Elle se mit alors sur le côté de l’entrée pour appeler un taxi.
Ce dernier la fit piétiner de longues minutes dans la fraîcheur des fins d’après-midi hivernales. Laure n’en pouvait plus de grelotter ainsi, et fut soulagée lorsque la voiture finit par apparaître, s’affranchissant du brouillard lointain.
– Enfin, lâcha t-elle en se frictionnant les bras pour se réchauffer.
Le chauffeur se gara devant l’entrée du bâtiment, et descendit gaiement afin d’ouvrir la portière pour sa passagère. Laure se précipita alors dans l’habitacle pour que son tailleur gris ne soit pas trop mouillé par la pluie. Le chauffeur, lui, aucunement gêné par l’averse en devenir, contourna tranquillement son véhicule, puis reprit sa place de conducteur.
– Où désirez vous que je vous emmène madame ? demanda t-il sur un ton jovial.
Il s’était retourné vers Laure afin de se trouver en face d’elle pour lui parler. Il trouvait ça bien plus respectueux et chaleureux que de regarder son passager dans le rétroviseur. Pire, certains chauffeurs restaient concentrés sur la route lorsqu’ils discutaient avec leurs clients.
– 12 rue Henri Becquerel.
Elle ajouta ensuite sur un ton sec qu’elle était attendue et qu’elle n’était pas en avance, puis demanda au chauffeur s’il pouvait mettre une chaîne d’informations à la radio.
II
S’informer pour informer : telle était la devise de Laure. Elle était d’ailleurs convaincue qu’un tas d’évènements arrivait autour de chacun de nous sans que nous nous en rendions compte. Pour cette raison, elle était sans arrêt à l’affût, scrutant chaque personne qu’elle croisait, tendant l’oreille à chaque bruit qu’elle entendait, et analysant toutes ces données que lui envoyait en permanence son corps.
Aussi loin qu’elle s’en souvienne, elle avait toujours été attirée par le journalisme, que ce soit de près ou de loin.
Plus jeune, elle était toujours la première au courant des rumeurs qui circulaient dans la cour de récréation. Plus tard, Laure s’était investie dans la création d’un hebdomadaire qu’elle distribuait dans l’enceinte de son lycée. Maintenant plus âgée, c’était tout naturellement qu’elle avait postulé pour son emploi actuel.
Quinze ans plus tôt, les recruteurs avaient été époustouflés par l’entretien qu’ils avaient eu avec la jeune femme. Laure leur avait démontré qu’elle était une femme organisée, combattive, déterminée et intelligente. Elle leur avait également montré un grand sens de la répartie. Bref, ils l’avaient trouvé brillante, et lui avaient réservé un avenir très prometteur au sein de leur journal.
Mais depuis peu, Laure ne se plaisait plus autant qu’auparavant dans son travail. Quelques mois plus tôt, la direction du groupe avait changé, et la nouvelle vision du journal que les dirigeants avaient imposée lui déplaisait totalement. Elle ne s’identifiait plus du tout aux valeurs revendiquées par les patrons, et avait l’impression d’être perdue dans ce lieu et ce monde qu’elle connaissait, et dans lequel elle s’était pourtant beaucoup épanouie.
C’est ainsi qu’après une altercation avec l’un de ses supérieurs, Laure eut l’idée de quitter ce groupe qui l’étouffait, pour devenir journaliste indépendante, couvrant des sujets la passionnant, comme autrefois, mais sans aucun des ordres pénibles qui lui tombaient maintenant trop souvent sur les épaules.
III
Le coude mollement appuyé sur la portière, et le menton languissamment posé dans sa paume de main, Laure regardait les bâtiments se succéder à travers la vitre. Son regard était terne. Ses pensées l’enfermaient dans une grisaille constante. Son rêve d’indépendance lui semblait alors hors d’atteinte.
Le regard de Laure se vivifia lorsque le chauffeur du taxi braqua soudainement le volant pour s’arrêter devant la façade d’un bâtiment imposant. Brusquement tirée de sa rêverie, Laure reprit rapidement ses esprits, et tendit énergiquement deux billets au conducteur.
Ce dernier eut à peine le temps de les saisir qu’elle se trouvait déjà dehors. Il tenta bien de l’appeler pour lui rendre sa monnaie, mais Laure s’éloignait en courant vers l’entrée de l’édifice.
De toute sa vie, il n’avait jamais rencontré quelqu’un d’aussi pressé que cette femme. Enfin, il se fit une raison. Après tout, l’endroit pouvait expliquer sa hâte. Alors, il redémarra son véhicule, et arrêta ses essuies-glaces parce qu’il ne pleuvait plus.
Entre temps, Laure avait parcouru la distance qui la séparait de l’entrée de l’hôpital. Elle trépignait maintenant devant les portes automatiques qui ne daignaient s’ouvrir. Comme elle s’était dépêchée, les portes n’avaient pas eu le temps de détecter sa présence.
Un juron parvint à contourner ses dents serrées. Celui-ci sembla motiver les portes puisqu’elles s’ouvrirent, lentement, certes, mais elles s’ouvrirent.
Laure se précipita alors immédiatement dans le hall principal de l’hôpital telle une sprinteuse au départ d’une course. Ses talons résonnant contre le marbre ne manquèrent pas de la faire remarquer.
Derrière le comptoir de l’accueil, une femme d’une vingtaine d’années releva la tête à ce bruit frappant et martelant le sol.
– Madame, appela-t-elle.
– Madame, s’il vous plaît !
– Madame ! héla t-elle alors que Laure s’enfuyait, sourde à ses appels.
Ces cris achevèrent d’attirer toute l’attention sur la journaliste, qui ne put faire autrement que de répondre à l’appel.
– Avez vous rendez vous madame ?
– Non, je viens ici tous les jours et on ne m’a jamais demandé de prendre rendez-vous.
La jeune femme assise derrière le comptoir se pencha vers une collègue pour lui murmurer quelque chose que ne put entendre Laure. Ses yeux se rivèrent ensuite à nouveau sur son écran d’ordinateur, sans qu’elle ne prête plus aucune attention à son interlocutrice. Laure fut agacée par ce comportement.
– C’est bon je peux y aller ?
La secrétaire releva la tête avec lenteur et planta ses yeux dans ceux de Laure.
– Oui, je vous en prie, finit-elle par répondre d’une voix mielleuse qu’accompagnait un sourire hypocrite.
Énervée par cette perte de temps, Laure se sentait intérieurement abattue. Elle s’en alla vers l’ascenseur le plus proche en trainant des pieds. Malgré tous ses efforts pour se dépêcher, elle était chaque fois retardée.
Cette fois, l’ascenseur se trouvait par chance au rez-de-chaussée, et elle put y monter directement. C’était un ascenseur à vue panoramique, totalement en verre.
Prenant de la hauteur, elle aperçut plus bas les silhouettes d’accompagnants, de patients, et de personnels hospitaliers qui se mouvaient tranquillement telles les fourmis d’une même colonie. Cette vision d’une société trainarde et monotone suffit à lui insuffler un regain de vitalité.
Dès qu’elle sortit de l’ascenseur, elle s’élança énergiquement dans un couloir interminable. Sur son chemin, elle croisa plusieurs personnes, dont deux médecins et un couple de personnes âgées.
Puis, quelques centaines de mètres plus loin, elle dut se mettre sur le côté et attendre son tour pour passer parce qu’un brancardier transportait un lit, encombrant le couloir trop étroit.
Après cela, elle put entrer dans le service de cardiologie se trouvant à sa gauche. Des fauteuils attendant contre les murs d’être utilisés, et des chariots en métal contenant des plateaux repas y obstruaient par endroit le passage. Laure se fraya un chemin entre tous ces obstacles, jusqu’à trouver une infirmière.
– Je viens voir Mme Anie Cept.
– C’est juste ici, répondit aimablement l’infirmière. Les visites terminent normalement à dix huit heures mais je peux vous laisser un quart d’heure de plus.
Soulagée de ne pas être arrivée trop tard, Laure remercia l’infirmière et prit la direction qu’elle venait de lui indiquer.
IV
Laure toqua plusieurs fois à la porte de Mme Cept, mais elle n’obtint aucune réponse de l’intérieur. Elle se décida alors à ouvrir délicatement la porte, et entra timidement dans la pièce.
Peu de meubles occupaient l’espace. Il n’y avait qu’un large fauteuil bas, un lit moyennement confortable, ainsi qu’une simple table de chevet. Sur cette dernière se trouvait un bouquet d’asters pourpres et vermeils, devant lesquelles étaient posés deux livres décalés l’un sur l’autre, ainsi qu’une petite orange. Une femme âgée était allongée dans le lit et fixait impassiblement le mur devant elle. Elle ne détourna pas le regard pour s’adresser à Laure.
– Je pensais que vous veniez me chercher à 20h
– Ce n’est pas l’infirmière, c’est moi maman.
En disant cela, Laure s’était prudemment rapprochée de sa mère.
– Ah ! C’est toi Sophie !
– Sophie ne vient jamais te voir maman ! s’indigna la jeune femme.
Le silence s’installa ensuite entre elles après cette remarque. La mère restait calme malgré la gêne croissante qu’éprouvait Laure à cause de la situation. Elle commença alors à poser de nombreuses questions à sa mère. Avait-elle bien mangé ce midi ? Quels étaient les résultats de ses derniers examens ? Souhaitait-elle aérer la pièce ? Avait-elle besoin de se redresser ? L’oreiller était-il bien placé dans son dos ?
Cette ribambelle d’interrogations lassa très vite la mère, qui ne prit plus la peine d’y répondre. Laure était exténuée de chercher d’autres questions, et ne sachant plus quoi dire, elle se laissa choir à côté de sa mère.
La télécommande à portée de main lui permit de mettre un terme définitif au dialogue. Seuls des présentateurs et des journalistes à l’écran prirent la parole durant les dix minutes qui semblèrent s’éterniser.
On finit par toquer à la porte de la chambre. C’était la même infirmière qui venait prévenir Laure qu’elle allait devoir repartir. Elle resta sur le pas de porte pendant que Laure enlaça sa mère autour de son cou. Mme Cept ne réagit pas à cet acte de tendresse. Ses bras restèrent alignés le long de son corps. Puis, juste avant de sortir, la jeune journaliste remua faiblement sa main en direction de sa mère, et lui dit « À demain ». Cette fois-ci, sa mère lui répondit par un léger sourire.
Une fois que Laure eut quitté la chambre, l’infirmière demanda à sa patiente si tout allait bien. Mme Cept prit le temps de formuler une phrase pour répondre.
– Tout va bien, merci.
Après avoir été gratifié d’un sourire apaisé, l’infirmière laissa finalement Mme Cept dans le calme de sa chambre. Mme Cept appuya sur un bouton de la télécommande. La télévision s’éteignît.
V
Lorsque le calme fut revenu dans sa chambre, Mme Cept ouvrit le tiroir de sa table de chevet. Elle en sortit des feuilles blanches ainsi qu’un luxueux stylo à bille, puis se mit à écrire.
Tout à l’heure, Laure est venue me voir. Elle m’a encore posé toutes ces questions inutiles. Je n’en suis pas sûre à cause de cette maladie, mais j’ai l’impression que ce sont chaque fois les mêmes questions. Les pages que j’ai écrites les jours précédents me le confirmeront peut-être, je suis malheureusement incapable de me souvenir des mots que j’y ai couchés.
Laure ne fait que me parler de ma santé, à croire que cela la tracasse plus que moi. En dehors de ce sujet, elle n’a plus rien à partager avec moi. Il existe pourtant des sujets bien plus légers et plus plaisants à discuter entre une mère et sa fille.
Je viens de m’apercevoir que depuis que j’ai commencé à écrire un hibou m’observe à travers la fenêtre. Il est gracieusement posé sur l’une des branches nues d’un arbre, et ses ailes sont fermées, ce qui me laisse la liberté de contempler ses plumes ambrées, ocres, et légèrement brunes. Sa tête est en revanche totalement brune, mis à part ses deux yeux oranges attentifs. Il s’est aperçu que je le regardai en retour, mais cela ne le dérange pas, il continue de m’observer tranquillement, sans bouger.
Cela me rappelle un poème de Charles Baudelaire qui célébrait ce noble animal de ces vers :
Leur attitude au sage enseigne
Qu’il faut en ce monde qu’il craigne
Le tumulte et le mouvement.
Contrairement aux hiboux, ma fille est sans cesse en mouvement. J’ai bien l’impression qu’entre elle et moi, malgré mes problèmes vasculaires et cette maladie d’Alzheimer, ce n’est pas elle mais bien moi, qui profite le plus du temps qui nous est offert. Je regrette de ne pas avoir pu lui apprendre à vivre plus sereinement. J’ai peur que son empressement chronique n’aille jusqu’à l’empêcher d’apprécier sa vie, et qu’elle ne fasse plus seulement que survivre.
Hugues Duchemin