Pierre-Yves

Le premier jour, Pierre-Yves ne fit rien.

Le deuxième jour, il ouvrit les yeux, et observa avec attention le plafond blanc qui le surplombait.

Le troisième jour, Pierre-Yves se regardait faire des mouvements avec sa main. Tout cela le fascinait. Il écoutait, depuis le début, mais aucun son ne lui parvenait.

Le quatrième jour, il poussa un grognement. Cela lui fit l’effet d’un blasphème au milieu de ce silence insupportable, et il n’ouvrit plus la bouche pendant de longues heures, mortifié. C’est aussi ce jour là qu’il tourna la tête pour observer le monde qui l’entourait. Du blanc, à perte de vue. Le soir du quatrième jour, Pierre-Yves se leva. Non pas qu’il espérait grand-chose de cet acte nouveau : il avait une crampe qui le démangeait depuis la veille, et il ne tenait plus. Il passa le reste de la soirée à s’étirer pour faire passer la douleur.

Le cinquième jour, il marcha. Il avait décidé d’aller par là, alors il y allait. Le sol était dur, il était pieds nus, mais ce n’était pas douloureux. Il sentait qu’il pourrait marcher des heures durant sans s’arrêter. Il marcha, donc. Longtemps. Le blanc ne s’arrêtait pas. Pierre-Yves ne savait même pas s’il tournait en rond : ses pas ne laissaient aucune marque sur le sol, il n’avait aucune idée de l’endroit d’où il était parti, et aucune de celui vers lequel il se dirigeait. Le monde qu’il parcourait semblait sans fin. Cela ne le gênait absolument pas. En fait, il n’y pensait même pas. Il marchait, voilà tout.
Dans l’après midi de ce cinquième jour, Pierre-Yves eut une idée :
« J’ai faim, déclara-t-il. »
Aussitôt, son ventre fut pris de gargouillements atroces, et il s’effondra par terre, les jambes flageolantes, la bave aux lèvres. Cinq jours qu’il n’avait pas mangé. Comment avait-il pu tenir aussi longtemps ? Sans parler de la soif…
Aussitôt cette pensée formulée, sa gorge se mit à lui faire mal, tant elle était sèche. Il haletait, affamé et déshydraté. Alors, c’était ici qu’il allait mourir ? Une larme perla sous son œil gauche à cette pensée. Il ne voulait pas mourir, il… Pourquoi ne voulait-il pas mourir, au fait ? Pour manger. Oui, c’était ça. Il ne voulait pas mourir, pour manger. Et pour boire aussi. Il ne se rappelait pas bien de la sensation que cela procurait, mais il savait que cela lui ferait un bien immense. Que ne donnerait-il pas pour un verre d’eau bien fraîche et un bon sandwich au poulet…
Un bruit d’eau qui coule se fit entendre, ainsi qu’un bruit mat annonçant l’atterrissage d’un objet pas trop lourd et plutôt mou. Pierre-Yves se retourna, et les deux objets de ses fantasmes lui firent face. Il n’en croyait pas ses yeux. Faiblement, il approcha la main du récipient en verre, et le serra avec le peu de forces qui lui restaient. Il le porta doucement à ses lèvres, la main tremblante. Le liquide frais glissa sur sa langue, et s’engouffra dans sa gorge comme une lettre à la poste (la poste ?). Son corps entier fut parcouru de frissons : il revivait. Il prit une seconde gorgée, puis une troisième, puis le verre fut vide. Peu importait, il passa au sandwich, qui n’avait même pas d’emballage. Il le dévora sans ménagement, poussant des grognements de bête, indifférent aux bruits de mastications qui résonnaient dans cet espace immaculé. Il sentit son corps se raffermir, la force l’envahir à nouveau. Son repas terminé, il se leva, et rechuta. Ce n’était pas assez. Il n’avait pas accumulé suffisamment d’énergie.
Le soir du cinquième jour, Pierre-Yves mangea. Il se fit servir (ce mot avait-il vraiment un sens, là où il se trouvait ?) les plus magnifiques plats qui lui revenaient à l’esprit, accompagnés des plus formidables boissons dont il se rappelait.

Le sixième jour, Pierre-Yves se mit à courir. Il avait fait le plein, il se sentait pousser des ailes. Quelque chose l’attendait, il ne savait pas trop où. Mais il savait qu’il s’approchait, inexorablement. À moins qu’il ne s’éloigne depuis tout ce temps…
Il s’arrêta net. Se retourna, scruta l’horizon. Et s’il s’était trompé depuis le début ? S’il n’avait pas pris la bonne direction ? Tout ce temps, perdu. Cette énergie, gaspillée. Il s’effondra par terre. Comment s’en assurer. Le paysage n’avait pas changé depuis qu’il avait ouvert les yeux. Il savait qu’il avait parcouru des kilomètres et des kilomètres, mais rien ne lui indiquait que c’était bien le cas. Pour autant qu’il en savait, il pouvait tout aussi bien ne pas avoir bougé de son point de départ. Une idée lui vint à l’esprit. S’il pouvait faire apparaître de la nourriture, alors peut-être que…
« Panneau ! » hurla-t-il.
Sa voix résonna dans l’immensité blanche. Rien ne se passa. Pas de panneau d’indication ou de localisation. Cela l’étonna. C’était pourtant bien le bon terme, non ? Il ne se rappelait plus bien. Il ne se rappelait plus grand chose, à vrai dire. Il savait juste qu’il… qu’il ne voulait pas mourir. Mais pourquoi ? Hier, il pensait que c’était pour manger et boire. Mais aujourd’hui, alors qu’il était rassasié et avait accès à toute la nourriture qu’il voulait à volonté, il n’avait plus cet objectif. Alors pourquoi ? Pourquoi avait-il dépensé autant d’énergie à courir après un but qu’il ne visualisait même pas ? Pourquoi ne restait-il pas simplement là, à attendre, et manger tous les bons petits plats qui apparaissaient devant lui ?
« Pierre-Yves… » murmura-t-il.
Il sentit l’espace dans lequel il se trouvait trembler. Littéralement. Il venait de mettre le doigt sur quelque chose…
« Pierre-Yves, dit-il, plus assuré, je m’appelle Pierre-Yves ! »
Un grincement lointain lui répondit, et il hurla de joie. Il se mit à sautiller et danser, tout en scandant son prénom au blanc cassé qui l’entourait. Il se calma, essoufflé. Il s’assit par terre, haletant, murmurant son prénom et riant à la fois. Il savait qui il était, à présent. Pierre-Yves de la Rigoulette. Il se rappelait. Ses parents, ses frères, sa sœur. Sa famille, ses amis.
Un froid intense le saisit, des frissonnements compulsifs le saisirent. Quelque chose n’allait pas. Pourquoi, comment avait-il pu oublier ces détails de sa vie ? Comment avait-il pu oublier ses frères, ses parents ? Et malgré ce regain de mémoire, il sentait toujours un manque, un trou dans l’histoire de sa vie. Un trou au combien important.
Il se leva. Rester ici à se morfondre n’amènerait à rien. Il prit la direction qu’il pensait avoir prise depuis le début, et continua à avancer. Il marcha, longtemps, oubliant la faim, la soif, et la fatigue. Au bout d’un moment, il se rendit compte que le sol, au lieu du blanc sec qu’il affichait depuis le début, se paraît d’une couleur grisâtre, comme s’il foulait le goudron d’une route de campagne. Sur le bord de son champ de vision, il croyait voir des fossés remplis de mauvaises herbes défiler à côté de lui, mais ils disparaissaient à chaque fois qu’il tournait la tête pour mieux voir. Cela ne fit que le raffermir dans sa conviction : il devait avancer.

La nuit du sixième au septième jour, Pierre-Yves ne fit que marcher, sans s’arrêter. Il ne sentait plus ses jambes, mais ni la faim ni la soif ne venaient lui tirailler le ventre. Il avançait. Le paysage autour de lui s’était enrichi : fleurs, barrières, panneaux, il avait même cru voir la lune briller au loin, pendant la nuit. Maintenant, il marchait sur une nationale, en direction d’une ville fantôme dont il discernait la silhouette au loin. C’était son but. Là-bas, il trouverait des réponses.
Alors que midi du septième jour approchait, il jeta un coup d’œil derrière lui, et s’arrêta net, stupéfait. Un nuage de ténèbres avalait lentement la route qu’il parcourait, engloutissant l’espace dans sa noirceur. Pierre-Yves ne savait pas ce que c’était, mais il préféra ne pas s’attarder pour le savoir. Il reprit son chemin de plus belle, avec une raison supplémentaire pour ne pas traîner.
Au milieu de l’après-midi, une feuille de papier journal vint se plaquer à sa figure. Le vent l’avait amenée jusqu’à lui, bien qu’il ne sentit aucun souffle d’air, et qu’il n’ait pas vu l’objet lui arriver dessus. Il la décolla prestement, et la jeta derrière son épaule sans s’arrêter. Une autre suivit, puis une autre, et une autre encore. Il les jeta toutes, sans y jeter un coup d’œil. Un mauvais pressentiment lui dictait qu’il valait mieux ne pas les regarder. Mais au bout de la quinzième feuille qui vint se coller à sa figure, il ne tint plus : c’était une feuille blanche. Il poussa un cri, et eut un mouvement de recul. Sans qu’il sache précisément pourquoi, ce papier blanc le terrifiait. Ce n’était pourtant qu’une simple feuille blanche comme…
Comme le monde qui l’entourait.
Il regarda autour de lui, paniqué. L’espace blanc était reparu, la route, la ville, la campagne les champs, tout avait disparu. Derrière lui, le nuage de ténèbres ne paraissait plus non plus, mais il ne se sentit pas rassuré pour autant. Il plaqua ses mains sur son visage en hurlant de désespoir, puis de rage. Lorsqu’il rouvrit les yeux, tout était redevenu comme avant. Un bref soupir de soulagement lui échappa, vite étouffé par la rumeur sourde qui grondait derrière lui : le nuage était reparu lui aussi, et avançait plus vite que jamais.
Pierre-Yves inspira et expira lentement, reprenant son sang-froid. Il devait être calme. Il s’assit par terre, jaugea rapidement le temps qui lui était alloué avant que le nuage ne soit sur lui. Il fit une pause stratégique, but une bonne bouteille d’eau, mangea un morceau. Il se releva cinq minutes plus tard, alors que les ténèbres n’était plus qu’à quelques centaines de mètres de lui. Il se mit à courir.
Il courait en regardant le sol, ne voulant pas voir s’il approchait de la ville fatidique, la ville tant fantasmée, et tant redoutée à la fois. Des fragments de souvenirs lui revenaient, de sa vie d’avant. Il écrivait. C’était ça, oui. Il écrivait. Mais quoi ? Des romans ? Des pièces de théâtre ? Il enrageait de ne pas pouvoir se rappeler de ce détail. Des sons lui parvenaient, confus, ténus. Des éclats de voix lointains, des chansons, des sons de la ville. Il gardait la tête basse, refusant de voir ce qui était à l’origine de ces rumeurs. Il avançait, toujours, plus vite car il entendait le nuage se rapprocher dangereusement. S’il avait eu le temps de réfléchir, il aurait peut-être pensé que sa pause était peut-être un trop grand risque, qu’il s’était perdu avec elle. Heureusement, ce temps, il ne l’avait pas.
Vers la fin de l’après-midi, il s’arrêta pour reprendre son souffle. La route, plate et droite jusqu’à présent, devenait pentue, et dans le mauvais sens du terme. Pierre-Yves allait devoir grimper, et pas qu’un peu. Mais au sommet, la ville le surplombait, puissante, attirante.
Après avoir avalé une autre bouteille d’eau, il commença son ascension. Il ne courait plus, il lui fallait économiser son souffle. Il espérait que les ténèbres joueraient fair-play et qu’elles ralentiraient avec la pente, elles aussi. C’était une épreuve d’endurance. Fixant les immeubles gris, il grimpait lentement mais sûrement, toujours indifférent aux bruits et objets qui apparaissaient furtivement autour de lui et qui, selon lui, n’étaient là que pour le distraire de son objectif. Il valait mieux que ces pitoyables tentatives qui cherchaient à monopoliser son attention, comme autant de groupies dont il n’aurait que faire. Il avait un but. Le reste ne comptait pas, et ne compterait…
« Pierre-Yves ! Tu m’entends ?! »
Il jeta un rapide coup d’œil à sa gauche, faillit avoir un mouvement de surprise mais se retint à temps. Il continua son ascension.
« Grand-mère ? dit-il. Qu’est-ce que tu fais là ?
– C’est plutôt à moi de poser cette question, garçon, répondit l’ombre de la vieille femme. Qu’est-ce que tu crois atteindre en gravissant cette colline ?
– Je sais pas. Mais je dois y aller !
– Tu sais que le nuage de ténèbres se rapproche, là ? Tu ne peux pas lui échapper. Personne ne le peut. Alors pourquoi est-ce que tu t’obstines ?
– Je sais pas, je te dis ! Je fois le faire, c’est tout. Je… j’ai le sentiment que je dois le faire.
– Et d’où ça te vient, ce sentiment, hein ? Depuis quand t’es motivé comme ça, toi ? »


Pierre-Yves avait passé de nombreuses vacances chez sa grand-mère, à la campagne, et elle avait toujours eu le chic pour lui rappeler à quel point il était faible et pitoyable. Il l’aimait bien tout de même. Il allait même se recueillir tous les ans sur sa tombe, à la Toussaint…
Sa tombe ? Sa grand-mère était morte depuis des années. Pourquoi discutait-il avec elle, là, maintenant ? Comme cela était-il possible ? Un fantôme ? Non, trop idiot. Trop facile. Les morts ne parlent pas aux vivants… mais peuvent-ils parler aux autres morts ?
Pierre-Yves accusa le coup, et trébucha lourdement avant de s’écrouler sur le sol. Son corps lui semblait peser une tonne. Il était mort. C’était donc ça… La brume noire s’approcha lentement, jusqu’à le talonner de quelques mètres seulement. Il était fichu. Elle accélérait.
« J’te l’avais dit. T’es bon à rien, Pierre-Yves. »
Une vague de colère le submergea, et sans qu’il sache comment, il parvint à se relever. Derrière lui, le nuage ralentit visiblement, comme s’il était impressionné par son effort. Péniblement, il leva une jambe, et posa son pied sur le sol. Il leva l’autre jambe, et posa son autre pied devant le premier. Il réitéra ce schéma, lentement. Il ne devait pas s’arrêter.
« Woh ! Qu’est-ce que tu fais garçon ?! T’as rien écouté à ce que je t’ai dit ou quoi ?
– J’ai bien entendu, la vieille. Toute ma vie, j’ai bien entendu. Mais je ne suis plus le même, sache-le ! Depuis que t’es crevée, j’ai grandi, et je suis devenu quelqu’un de respectable ?
– Toi ?! Laisse moi rire ! Comme si c’était possible !
– Je te jure, la vieille. Tu serais fière de moi !
– Eh ben vas-y, épate moi, qu’est-ce que tu as fais de si bien depuis que je suis morte ?
– Eh bien je… je… j’écris !
– Dieu nous garde !
– Je suis écrivain ! Non ! Journaliste ! Oui, c’est ça, journaliste ! »
Une énergie nouvelle parcourut son corps alors qu’il prononçait ces paroles, et il accéléra la cadence, distançant le nuage pour la première fois depuis qu’il était apparu derrière lui.
« J’écris un édito, chaque semaine, dans… dans un grand journal !
– Tu te ficherais pas un peu de moi, par hasard ?
– Non ! C’est la vérité ! J’écris, et les gens adorent ça ! Je suis connu, acclamé, encensé, je fais des plateaux télé… Tu verrais ça !
– T’es devenu complètement barge, mon pauv’ garçon.
– Mais si, regarde ! »
Il venait d’attraper au vol une des innombrables feuilles de papier qui voletaient autour de lui depuis un bon moment déjà. C’était une une de journal, sur laquelle son nom était inscrit en grands caractères : le maître des mots a encore frappé, disait la légende.
« Quoi ?! s’exclama la vieille ombre. C’est quel journal, ça ?!
– C’est pas marqué. Mais ça te suffit pas comme preuve ?! Regarde, toutes les autres, c’est pareil ! »
En effet, chaque feuille qui volait autour de lui était un gros titre avec son nom en lettres capitales. Il était connu. Il était aimé.
« Eh ben, mon cochon, si je m’attendais à ça venant d’toi…
– Le bon à rien a travaillé dur, la vieille ! Et maintenant, je reviens à la vie pour casser la baraque !
– Je pensais pas dire ça un jour mais… vas-y, gamin, montre leur ce que c’est qu’notre famille ! Oublie ce foutu nuage, grimpe c’te colline, et reviens parmi les vivants pour leur montrer ce que t’as dans l’ventre !
– T’en fais pas pour ça, mamy, c’est mon objectif depuis le début ! »
Et il continua son ascension, encouragé par l’ombre de sa grand-mère, qui lui criait des imprécations en flottant autour de lui. La tempête de vieux journaux faisait rage, autour de lui. Le monde l’attendait. Lui. Pierre-Yves de la Rigoulette. Pas après pas, mètre après mètre, il gravit la petite colline, le nuage sur les talons mais beaucoup moins menaçant qu’auparavant. Et il arriva enfin au sommet. Enfin, il avait atteint la ville.
Celle-ci était fermée par une porte, sertie de plusieurs serrures énormes (il aurait pu passer sa tête dans leur trou). Il était coincé. Et le nuage, derrière lui, avançait. Mais Pierre-Yves savait quoi faire. Il n’était pas arrivé jusqu’ici pour se laisser stopper par une vulgaire porte. Il posa la main sur la plaque de ferraille, et hurla :
« Je me nomme Pierre-Yves de la Rigoulette ! »
Un cadenas céda et tomba sur le sol avec un bruit sourd.
« Fils de Jean-Baptiste-Henri de la Rigoulette et de Henriette de la Rigoulette, née Chaumont-Chaduc ! »
Un deuxième.
« Frère de Marc-Jean, Justin-Blette, et Jeanne-Jeanne de la Rigoulette. Journaliste, éditorialiste, et écrivain acclamé du public ! »
Trois. Quatre. Cinq. Il n’en restait que deux. Mais Pierre-Yves était arrivé au bout de ses arguments. Que manquait-il, que n’avait-il pas réussi à se remémorer ?
« Je veux pas te stresser, gamin, mais le nuage approche. »
Pierre-Yves frappa rageusement la plaque en tôle. Ce n’était pas possible. Pas après tout ce chemin, toutes ces épreuves, toute cette souffrance. Il devait se rappeler…
« Gamin… »
Il se rappela.
« Mari de Jeanne-Huguette de la Rigoulette, anciennement Fluronnionne. Futur père de Karl-Jean-Marc de la Rigoulette. »
Les deux serrures restantes cédèrent, et la porte s’ouvrit. L’ombre de sa grand-mère s’effaça alors qu’elle poussait un cri de joie, comme le reste du monde qui l’entourait. Plus de tempête de feuille, plus de route goudronnée, plus de nuage menaçant. Rien que cette porte immense, ouverte, et n’attendant qu’une chose : qu’il entre.
Il entra.

À l’intérieur, tout n’était que lumière. Pierre-Yves mit sa main devant son visage le temps de s’habituer à la luminosité agressive du lieu. À mesure qu’il s’habituait, il put observer l’environnement qui l’entourait. Ce n’était pas une ville. La porte l’avait mené ailleurs. Pas de grands bâtiments gris, pas de rues goudronnées ou pavées, rien qu’une lumière intense. Un instant, il crut qu’il était revenu à son point de départ, à son désert blanc immaculé. Mais non, ce n’était pas aussi lumineux. Il avait atteint un autre lieu.
Il fit quelques pas dans la lumière, encore partiellement aveuglé. L’atmosphère de cet endroit lui était agréable. Il faisait chaud, il se sentait bien. Il remarqua une rumeur sourde, qui l’entourait depuis qu’il était entré, et qu’il n’avait pas remarqué. Rien à voir avec celle que dégageait le nuage alors qu’il était poursuivi, non. C’était plus comme une respiration paisible, un soupir long et doux. Ses yeux, habitués, discernèrent une forme au loin. Il s’approcha, pour découvrir une paire de pieds immense, nus. D’une couleur rosée, ils avaient l’apparence fantomatique qu’il avait pu observer chez sa grand-mère ou pour la ville qu’il poursuivait. Le propriétaire de ces pieds devait être gigantesque : c’est à peine s’il dépassait les orteils en taille. Il leva les yeux.
Jeanne-Huguette le surplombait de toute sa hauteur, nue, magnifique. Il poussa un soupir de surprise, et cria son nom. La créature géante baissa la tête et, le remarquant, se baissa pour le ramasser dans sa large main. Pierre-Yves fut enveloppé d’une chaleur protectrice alors qu’elle l’élevait devant son visage parfait. Il pleurait. Tant de beauté était trop pour son petit cœur.
« Jeanne-Huguette, c’est moi, Pierre-Yves ! Tu te rappelles ? »
L’intéressée ne répondit rien, mais approcha le petit homme de ses lèvres, qu’il put baiser avec volupté. Il était au paradis…
« Jeanne-Huguette ! Je suis mort, mais je vais revenir, ne t’inquiètes pas ! »
Des murmures chauds lui parvinrent : retour, mort, femme, chaleur, pourquoi, qui, Pierre-Yves… Il ne put discerner aucune phrase cohérente.
« Je m’appelle Pierre-Yves. Je suis ton mari. »
Lentement, la femme l’approcha à nouveau de ses lèvres, qu’il embrassa encore avec appétit. Puis elle le fit descendre, et le posa doucement contre sa poitrine généreuse. Pierre-Yves s’agrippa à sa peau douce et chaude, et ne désira plus qu’une chose : se fondre dans cet être éthéré, cette déesse de la vie et de la mort… Il sentait sa respiration soulever sa poitrine, sa chaleur l’entourer.
« Jeanne-Huguette… murmura-t-il. »
Il sentit son corps se détendre. La déesse le tenait toujours avec sa main contre sa poitrine, et lui murmurait des mots tels que « calme », « revenir », « détendre »… Pierre-Yves obéit à ces injonctions avec plaisir. Il se sentait plonger, comme s’il était au fond d’un lit douillet. Un léger soupir accueillit son corps dans celui de la femme. Sa conscience s’effaçait doucement, laissant place à un sommeil heureux. Alors qu’il allait s’assoupir pour de bon, Pierre-Yves ouvrit une dernière fois les yeux, et murmura :
« Maman ? »

Pierre-Yves se réveilla difficilement.
« Pas tout de suite, m’man, je suis encore fatigué… »
Les souvenirs de ce qu’il venait de vivre lui revinrent. Où était-il ? Que s’était-il passé ? La femme avait disparu. Il ne se souvenait que d’une immense chaleur, bienveillante, d’une respiration, d’un soupir, d’un ‘pop’… Où plutôt un ‘shpock’… ou un ‘schmop’… Il ne savait plus.
Il ouvrit les yeux. Pas de paysage blancs. Pas de femme géante. Pas de lit douillet. Il était dans son bureau, au travail. Il avait réussi. Il était ressuscité. Fou de joie, il voulut sortir dans le couloir pour annoncer la nouvelle à ses collègues : la tronche qu’ils tireraient lorsqu’ils le verraient, revenu d’entre les morts, prêts à nouveau à tout casser de ses articles ravageurs ! Il se précipita en avant, et se cogna contre la baie vitrée. Bien sûr, quel idiot il faisait. La porte était à droite. La femme de ménage avait fait un super boulot, cela dit. Il se dirigea à nouveau vers la sortie.

« Salut Tony ! Ça va bien ce matin ?
– Si ça va bien ? Pas trop non, le chef m’a refilé le dossier sur lequel cet abruti de Pierre-Yves travaillait. Tu parles d’une sinécure…
– Ha, t’es mal tombé. Si tu veux mon avis, autant repartir de zéro, cet incapable n’a pas dû récolter beaucoup d’infos.
– Je vais quand même regarder dans son bureau, on sait jamais, il a peut-être pris une ou deux photos, récupéré un scoop, que sais-je…
– Tu peux toujours essayer. Je vais t’accompagner, tiens, j’ai du temps à perdre et ça m’intéresse.
– Tu le connaissais bien, Pierre-Yves, toi ?
– Pas plus que ça. Je sais juste qu’il est après la famille Van der Urlen depuis plus de deux ans, et qu’il a pondu deux pauvres articles sur les tromperies du mari. Il a failli se faire traîner en justice, mais il est mort avant ça.
– Sacré accident, dis donc. Des fois, dans la vie, y en a qu’on pas de chance. Rigoulette était peut-être pas un génie, mais il méritait sûrement pas ça
– Pas sûr, mon gars. T’as pas entendu les dernières nouvelles ? Aucun membre de sa famille n’est venu à ses obsèques, et même sa femme, qu’était enceinte de lui, elle a avorté direct après avoir touché l’assurance vie. En plus de pas être très malin, devait être un sacré idiot pour que tout le monde le déteste.
– Ça sent le coup fourré. Tu crois que ça vaudrait le coup de monter une enquête ? « La vérité sur Rigoulette : sa femme l’assassine dans un accident de la route pour toucher l’argent ». Pas mal, non ?
– Non. Tout le monde s’en fout, de ce pauvre type. Alors, tu le trouves, ce dossier ?
– Attends… là, c’est bon. Y a une pochette… avec deux photos dedans. C’est pas vrai…
– Quoi ?
– Les photos d’Urlen avec une camgirl qu’on a publiées, c’était qu’un putain de montage.
– Ha ! Ça m’étonne même pas tant que ça tu vois ! Ce type criait sur tout les toits que c’était un génie, qu’il allait ramener un scoop immense, alors qu’il a publié qu’une fausse histoire ! Décidément, peut-être bien qu’il méritait de mourir. Notre boulot est pas forcément le plus propre du monde, mais lui, il bat des records…
– Ouais. Plus qu’à dire au chef que le dossier est bidon. Quel sale con, quand même.
– Tu l’as dit. Allez, je t’offre un café. Viens, on se casse.
– Tiens, t’as vu ça ?
– Quoi, encore ?
– Le poisson sur son bureau. Il est complètement frappé, il arrête pas de se jeter contre les parois de son bocal.
– Qu’est-ce que tu veux, il tient de son proprio. Allez viens, laisse cette bestiole tranquille.
– Ciao la poiscaille. C’est triste pour toi mais t’as l’air aussi con que ton maître. »

Josépatate

Un type qu'aime bien écrire des p'tites histoires, comme ça, simplement, par plaisir. Faut bien qu'j'me défoule un peu j'suis énervé.
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