La Tempeste

Nouvelle présentée aux ICAres 2022

Les heures de cours s’écoulent lentement. C’est sûr, il y a une Tempeste actuellement.
Je sors ma montre de ma manche, et suis la trotteuse des yeux. Oui, si j’essaye de parler entre chaque seconde, j’ai le temps de dire « crocodile portant un monocle et des écailles roses », c’est définitivement trop. Pour plus de certitude, je laisse tomber un stylo sur mon bureau. Je le vois tomber, et je distingue le mouvement d’une goutte d’encre qui s’en échappe. Tandis que j’observe ses fins rebonds sur la table, je me perds dans mes pensées.
Pourquoi est-ce que ça arrive toujours aux pires moments, comme par exemple ce cours d’anglais où l’on fait des exercices de grammaire ?

Le temps est détraqué. Cela fait maintenant plusieurs années qu’on observe des accélérations et ralentissements du temps, à des fréquences variables, entre aucun jusqu’à tous les jours en une semaine. Et il ne s’agit pas d’une simple impression, phénomène lui aussi réel mais relatif : non, le temps est absolument ralenti et accéléré ! Les scientifiques qui ont apporté la preuve expérimentale ont failli décrocher un prix Nobel, mais comme l’explication qu’ils ont avancée en utilisant leur expérience a été démontrée fausse une semaine avant l’obtention de leur prix, et bien ils sont maintenant… Tristes.
Et désemparé.
Personne n’a pu démontrer une explication qui tient la route pour expliquer ces phénomènes, que la population a nommé « Tempeste », pour évoquer une sorte de perturbation météorologique du temps, mais aussi une maladie, une malédiction. Oui, le terme malédiction me convient pour évoquer ce cours trop long.

Tiens, ça fait quelques temps que je n’ai pas relu la liste d’explications formulées par les esprits du monde entier pour expliquer ce phénomène. C’est pourtant toujours drôle !
Et infiniment plus que ce cours d’anglais, qui meuble le temps restant avec des actualités politiques inintéressantes. Encore un cours qui n’a pas été préparé pour faire face à une Tempeste. C’est pourtant courant…
Donc, cette liste !
Alors… L’explication actuellement la plus en vogue est que les animaux terrestres vivent par moment de manière accélérée ou ralentie par rapport à notre Univers. C’est simplement celle qui s’oppose à l’hypothèse que parfois une attraction forte est exercée sur la Terre, qui ralentit sa rotation sur elle-même, autour du soleil ainsi que celle de la lune autour de nous. Cette deuxième explication n’a pas tenu bien longtemps, car elle n’offrait aucune raison possible pour que nos montres et ordinateurs souffrent aussi de la Tempeste, et que seuls les animaux ne changent pas de vitesse en même temps que le reste. En effet, les plantes subissent la Tempeste de la même manière que la lumière, nos montres et les objets. Ainsi, on ne peut même pas distinguer les êtres vivants des objets inanimés pour cette étude.
Viennent ensuite les théories avec une base plus théologique. Ah ça, Chronos n’a jamais connu tant d’adorateurs ! Celles qui n’ont pas de dieu du temps évoquent plutôt la fin du monde. Je trouve ces théories moins divertissantes, en général.

Ah, la fin du cours ! Vite, attraper toutes mes affaires, les ranger, et… Non mais comment est-ce possible de sortir aussi vite ? Nous ne sommes véritablement pas tous à la même vitesse tout court, certains arrivent toujours à sortir avant moi, alors que j’ai pourtant l’impression d’être rapide !

Je n’ai rien de prévu, mais je voulais sortir vite afin d’éviter la cohue, et de choisir dans les premiers mon activité de l’après-midi. En effet, depuis le début de la Tempeste, tous les après-midis sont banalisés et entièrement libres, peu importe le niveau scolaire ou même si on travaille. Cela pose beaucoup de problèmes dans les services des forces de l’ordre et médicaux, mais cette décision a été prise face aux peurs des foules sur les causes de la Tempeste. Certains ont exigé du temps pour méditer, pour faire de bonnes actions, pour nettoyer leur âme, aligner leurs chakras, blanchir leur karma… Se mettre au clair avec leur croyance. D’autres pour faire des recherches sur cette Tempeste. Enfin, certains veulent simplement profiter de la vie, car cette peur de la fin crée une envie encore plus grande de vivre.
Je suis plutôt de cette dernière catégorie, même si je n’ai aucune certitude sur une fin du monde proche. C’est simplement qu’après plus de vingt années d’existence, il y a une multitude de choses que je n’ai encore jamais expérimenté, et puisqu’on me donne du temps, autant en profiter !

J’arrive sur une esplanade magnifique, un peu dans le style romain, qui donne sur le bord d’une falaise. Le ciel est resplendissant, d’un bleu sans nuage, et adouci d’un vent léger, qui illumine d’une lumière parfaite cette place ovale. L’espace est large, et entouré de bâtiments plutôt hauts et clairs, dans une architecture très épurée qui recèle une sorte de majesté. Certains ont quelques discrètes colonnes, ce qui, avec le sol pavé, donne ce style antique que j’avais initialement ressenti.
Il y a au milieu une fontaine, avec un couloir d’eau qui se jette dans le précipice. Celui-ci n’est pas très haut, et la ville continue en contrebas. Je n’ai cependant aucune envie de monter l’escalier qui relie cette place au niveau du dessous, cela prendrait beaucoup de temps, et je n’ai pas vraiment envie de faire de l’exercice pour le moment.
Il y a un grand calme ici, et je n’avais pas souvenir qu’il y avait un endroit aussi beau à si petite distance de mes lieux habituels.
Il est vrai que, sur ces après-midis, de nombreuses volontés se sont unies pour nettoyer et rénover des espaces, et que les transports ne sont pratiquement pas utilisés. Pourquoi se déplacer vite quand on n’est attendu nulle part ? Sans compter toutes les associations, certaines soutenues par des groupuscules religieux, qui ont fait pression pour diminuer toute pollution et ont obtenu gain de cause sur ces créneaux.
Sur cette place, il y a un accès à une grande tente d’exposition temporaire. Celles-ci se démultiplient, et sont souvent très intéressantes. Je m’installe dans la file d’attente afin d’y jeter un coup d’œil.

L’attente semble assez courte, mais pourtant, un grand nombre de personnes me doublent constamment. Cela ne fait aucun sens, et est très irrespectueux ! En plus, ils semblent être aidés par les gérants de la file. Je ne comprends pas, cette installation est publique et clairement destinée à tous. Les étudiants sont toujours bien accueillis dans ces structures, quelque chose m’échappe.
Je regarde autour de moi, et scrute en particulier les visages, et soudain je perçois que la plupart de mon entourage semble soit ne pas me remarquer, soit, plus étrange, fuir mon regard.
Je fixe mon regard sur une personne qui surveille le bon déroulement de l’entrée.
Nos regards se croisent.
Un profond dégoût. Voilà tout ce que je lis dans ce regard.
Je baisse précipitamment mes yeux, écarquillés de surprise.
Avant de devenir froids.
Non mais comment est-ce qu’on traite les visiteurs, ici ? Je ne vais pas me laisser faire ! Je n’ai rien fait de mal, c’est mon tour depuis bien longtemps, je vais passer !

Je redresse la tête, et m’approche de l’entrée. Cette fois je garde soigneusement ma place dans la file et joue même des coudes pour cesser cette poussée vers le fond. Bon, ils ne peuvent pas me refuser à l’intérieur, c’est une machine à reconnaissance palmaire qui sert à compter qui entre.
Ce genre de machine est populaire pour les musées en particulier car il est possible de récupérer des informations statistiques telles que les tranches d’âge du public ou le temps passé dans l’exposition facilement et rapidement pour les visiteurs. Depuis, elles sont de plus en plus nombreuses, mais c’est la première fois que j’en vois une dans une installation temporaire. J’ignore qui est à l’origine de l’exposition, mais il y a des fonds suffisants pour installer une telle machine sur du court terme, ce qui m’étonne un peu.
Mais c’est mon tour, pas question de ralentir si près du but. Je m’avance, et tends la main vers le panneau. Mais, alors que j’allais l’apposer, la personne au regard si haineux me barre le passage.
-L’accès vous est refusé.
Je la regarde, ma stupéfaction à son comble, et qui se teinte de colère. C’est une gardienne au regard toujours plus dur, à la musculature qui semble développée, et elle me barre le passage.
-Mais je n’ai même pas essayé !
Je m’insurge. Je ne vais pas me plier, ce n’est pas possible, pas après un tel traitement !
La gardienne se retourne, pose sa main sur le panneau, qui affiche « Accès refusé ».
-Là, vous voyez ? Partez maintenant !
-Mais c’est vous qui avez fait la manipulation, pas moi !

La gardienne m’attrape soudain par le cou, me soulève et me traîne jusqu’au bord du précipice. Cette violence ajoutée au choc de ce traitement m’ont coupé les jambes, qui pendent maintenant dans le vide.
Je plonge mes yeux dans ces yeux qui me surplombent, ces yeux d’un vert clair qui flamboient de haine, et, je m’en rends compte maintenant, de… Peur. Je n’en vois qu’une pointe, mais elle est là !
Pourtant, c’est moi qui me raccroche à son poignet de peur qu’elle me lâche dans le vide.
-Pourquoi ? je souffle, du bout de ma respiration.
-C’est interdit aux démons.

Un déclic.
Une pièce bascule en moi.
Je regarde ces yeux verts qui tremblent d’effroi sous mes yeux, et les miens rougeoient.
Je tiens la gardienne au-dessus du précipice, une main écailleuse sur son col, l’autre enfoncée dans son torse et qui tient son cœur. Le ciel, écarlate, projette une lumière sanglante sur l’esplanade.
Mon existence a causé la Tempeste, faible réaction du monde réel à mon incursion ici.
Maintenant mon âme ne dort plus !
Le temps de la patience est terminé, le temps du règne a commencé.
Les yeux verts s’éteignent.

Melpe

EIvieux avec un amour démesuré pour les pavés (condoléances)
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